"Si on décarbone sans donner les moyens techniques et commerciaux pour y parvenir, il y aura peu ou plus d’agriculture en France "

Après avoir abordé les revendications du monde agricole de janvier et février dernier, Olivier Dauger évoque, dans ce second volet, la difficile décarbonation du secteur : entre nécessité d’opérer la transition écologique et souci de compétitivité.

Opéra Energie : Quelles sont vos fonctions au sein de la FNSEA ?

Olivier Dauger : J’ai la charge de la partie céréalière – étant chez Intercéréales. Actuellement, je gère la feuille de route de décarbonation des filières végétales, à savoir tout ce qui concerne oléo, protéagineux, pomme de terre etc. Dans mes fonctions relatives à l’énergie, je m’occupe de la mécanisation, de l’agrivoltaïsme. Il faut comprendre que pour nous, les enjeux du climat et de l’énergie son très liés. On dit souvent que l’agriculture est victime « cause-solution » par rapport au climat. Dans le cadre des solutions, les projets sont le remplacement des énergies fossiles et le carbone non renouvelable par les énergies et du carbone renouvelables.

OE : Vous êtes également co-président de France gaz renouvelables.

OD : Oui. C’est une association qui a vu le jour il y a 6 ans. A l’époque, on parlait peu des énergies renouvelables issues de l’agriculture – biocarburants mis à part. Dans le même temps, avec la sortir progressive des énergies fossiles, le monde du gaz se disait qu’il faudrait substituer le gaz vert au gaz naturel. Puis, avec la hausse des prix du gaz suivie de la guerre en Ukraine, c’est devenu un enjeu géopolitique. Plusieurs études, notamment celles provenant de l’ADEME, montraient que la France pouvait approcher l’autonomie dans la production de gaz d’ici 2050-60, grâce aux intrants et les méthaniseurs. Ainsi, nous avons créé France gaz renouvelable avec pour mission de rassembler toute la filière, de l’amont à l’aval, du monde de l’agriculture au monde de la distribution de gaz afin qu’agriculture et énergie, deux secteurs assez différents, connaissent davantage les contraintes et les atouts des uns et des autres. Jusqu’à présent, les choses fonctionnent bien. Tout le monde est impliqué, des agriculteurs jusqu’à GRTgaz, dans la volonté commune de développer le gaz vert et défendre ce développement auprès des députés et des pouvoirs publics en général.

OE : Justement. Opérons un bond en arrière et revenons à la période 2021-2023, celle de la crise de l’énergie et de la guerre en Ukraine. Dans quelle mesures le monde agricole a-t-il été atteint par ces deux événements et quelles stratégies ont été mises en place pour en minimiser les effets ?

OD : L’agriculture est particulièrement vulnérable à l’énergie. Qu’il s’agisse de l’engrais ou de la production d’énergie pour l’élevage. Il y a une question qui se pose sur la production d’énergie, bien sûr, via la biomasse, l’utilisation du terrain, des bâtiments ; mais aussi sur l’autoconsommation. Il existe de plus en plus de projets, notamment photovoltaïques, pour s’extraire de la dépendance au marché énergétique. Un nombre de filières ont été fragilisées par cette période, les chambres froides pour le stockage de fruits et légumes, par exemple. Il suffit parfois de quelques centimes de charge en plus pour perdre des marchés et fragiliser une exploitation.

OE : Quelle est la part de l’agriculture dans les émissions totales en France ?

OD : On est à 25% dans l’alimentation et 19% pour la production agricole. Nous sommes proches de la moyenne mondiale qui est de 20%. Cette part de 19% est liée, chez nous, au nucléaire.  En Allemagne, la production électrique étant fondée, jusqu’ici, sur le charbon, la part de la production agricole dans les émissions est entre 10% et 11%, seulement. Plus d’autres secteurs émettent, plus votre part diminue même si vos émissions restent les mêmes.

OE : Qu’est-ce qui, dans le processus de production, provoque les émissions ?

OD : La nature. Les sols absorbent et émettent du carbone et autres gaz à effet de serre. Les animaux -les bovins en particulier – émettent par leur système gastrique. C’est d’ailleurs pour cette raison que les objectifs européens ne demandent pas la neutralité carbone à l’agriculture, contrairement à d’autres secteurs. Nous avons pour mission de baisser de 50% les émissions car une bonne partie desdites émissions sont irréductibles du fait de leur caractère naturel. Là où nous pouvons être influents, c’est en stockant davantage de gaz dans les sols. L’avantage des bovins, dont je parlais à l’instant, est qu’ils utilisent les pâtures, les prairies qui sont des terres de stockage de carbone importantes. En gros, l’alimentation et l’élevage ont un même degré de responsabilité dans les émissions de gaz à effet de serre.

L’agriculture n’a jamais été contre les transitions.

OE : Opéra énergie a reçu Milène Fournier, ingénieure en méthanisation qui nous présentait la filière. Quels espoirs le monde agricole place-t-il dans la méthanisation pour se décarboner ?

OD : La méthanisation est surtout un moyen de générer une économie circulaire. Elle permet de transformer les effluents d’élevage, les déchets, les couverts végétaux en gaz. Le digestat permet de réduire l’utilisation d’engrais minéral. La méthanisation produit surtout des externalités positives mais, un méthaniseur ne décarbone pas vraiment une exploitation. En revanche cela décarbone le secteur énergétique, via l’agriculture.

OE : Du coup, quels sont les principaux leviers de décarbonation de l’agriculture ?

OD : Les engrais sont le principal levier en production végétale. Aujourd’hui, l’engrais et l’azote sont produits à base de gaz naturel. D’ici 25 ans, il faut arriver à produire de l’engrais à partir de carbone renouvelable. L’hydrogène vert aura un grand rôle à jouer et des projets commencent déjà à émerger. Il y a un vrai enjeu dans l’utilisation de l’engrais. Le pendant de cette stratégie est d’essayer d’avoir des plantes moins consommatrices d’engrais. L’addition des mesures doit permettre de réduire fortement la part des émissions dues aux engrais (environ 40% des émissions de l’agriculture). Concernant l’élevage, il y a un travail à faire sur l’alimentation des animaux. Enfin, comme dans tout secteur, il y a les consommations énergétiques : il faut trouver des solutions alternatives au tout gasoil sachant que le parc matériel sur une exploitation agricole est très diversifié en matière de puissance. Il y aura donc une panoplie de solutions selon la puissance des appareils. D’ici 2035-2040, nous devrions observer un renforcement de la robotisation dans notre secteur, ce qui devrait faciliter les choses. Attention néanmoins : il faut passer au vert tout en permettant aux agriculteurs de rester compétitifs sur les différents marchés.

OE : Cette dernière remarque est importante : passer au vert tout en restant compétitif. Peut-on affirmer qu’à l’heure actuelle, décarbonation du secteur et survie économique des agriculteurs sont deux combats qui s’opposent ?

OD : L’agriculture n’a jamais été contre les transitions. On en a toujours vécu. C’est la façon d’y arriver, dans un marché libéral, qui pose question. Les leviers existent, on vient d’en parler. Mais les conditions d’activation de ces leviers ne sont pas réunies. Il y a un besoin d’investissement, il faut créer des filières commerciales qui n’existent pas aujourd’hui, qui sont en concurrence avec les importations de protéines d’Amérique du Sud, notamment. Il faut l’ambition et les moyens. De toute manière, nous n’avons pas le choix, dans l’économie ouverte dans laquelle nous évoluons, si on décarbone sans donner les moyens techniques et commerciaux pour y parvenir, il y aura peu ou plus d’agriculture en France. On importera.

Il y aussi un enjeu sur les règles commerciales internationales car la décarbonation de l’agriculture, on n’en parle qu’en Europe ou presque. Nous nous donnons des objectifs concrets de décarbonation pendant que le reste du monde n’est pas dans cette optique-là. De fait, nous n’avons aucune protection sur les marchés internationaux. Il faut arriver à convaincre de toutes parts. Convaincre les autres régions du monde qu’il faut avancer sur la décarbonation ; convaincre le consommateur que l’agriculture décarbonée ne coûte pas beaucoup plus cher et qu’il y a un intérêt à regarder ce que l’on achète.

Pour moi, il n’y a pas d’opposition entre décarbonation et compétitivité, tout dépend de la politique que l’on met en place pour mener ces deux combats de front.

OE : Historiquement, l’agriculture a réduit de 5% ses émissions entre 1990 et 2015. Aujourd’hui, le double objectif est le suivant : -18% entre 2015 et 2030 et -46% entre 2015 et 2050. Comparativement au résultat précédent, ces objectifs paraissent irréalistes. Quelle est votre position sur ce point ?

OD : C’est énorme, oui. Mais, si on mettait des objectifs trop peu élevés, cela ne poussera pas à se poser les bonnes questions quant à la stratégie à appliquer. La vraie question est : comment faire suivre le marché ? Car, encore une fois, dans un marché qui ne suit pas, la tendance est à se dire « mon acheteur est roi ». C’est une bonne chose que les objectifs soient fermes. Pour 2030, c’est jouable. L’horizon 2050 me paraît très élevé. Si l’on regarde la situation avec nos yeux de 2024, on se dit que c’est inatteignable. Mais, 25 ans c’est long. Dans de nombreux secteurs, on parle de technologies de rupture. Pour nous, la robotisation jouera un grand rôle, comme je l’expliquais plus tôt. On n’imagine pas ce qu’on saura dans 20 ans, ce qui sera autour de nous. Il faut, malgré tout, se souvenir que l’agriculture a une fragilité supplémentaire puisqu’elle travaille avec le vivant. Je me répète mais c’est important. Les émissions de gaz à effet de serre sont liées au climat. D’ailleurs, le réchauffement climatique est une très mauvaise nouvelle aussi sur ce point car la pression parasitaire pourrait s’accroitre, les maladies et les insectes également. D’un autre côté, on dit que le renforcement des gaz à effet de serre dans l’atmosphère peut être bénéfique pour la pousse des plantes. Il n’y a pas que du négatif. Il y a des défis à relever.

Propos recueillis par Giovanni DJOSSOU pour Opéra Energie

Giovanni Djossou, journaliste spécialisé
Giovanni Djossou
Journaliste spécialisé

Titulaire d’un Master II en journalisme, Giovanni DJOSSOU a œuvré en tant que journaliste pigiste, en presse écrite, auprès de différents journaux et magazines.
Intéressé par les questions liées à l’énergie, il a la charge de la rédaction d’articles et de brèves pour Opéra Energie.