« Les Français ont une très mauvaise compréhension des émissions associées à l’avion »
Paul Chiambaretto, directeur de la chaire Pegase, chercheur associé à l’Ecole Polytechnique et professeur à la Montpellier Business School, revient pour Opéra Energie sur la décarbonation du secteur aéronautique et tout particulièrement sur la notable disproportion entre les émissions effectives du secteur et la place dédiée au sujet dans les médias.
Opéra Energie : En quoi consiste la chaire Pégase ?
Paul Chiambaretto : Il s’agit du premier institut de recherche en France dédié à l’économie et au management du transport aérien. Notre vocation est d’essayer de faire communiquer davantage le monde du transport aérien et le monde académique pour qu’ils arrivent à mieux apprendre l’un de l’autre ; que les compagnies aériennes et les aéroports utilisent les recherches réalisées à travers le monde sur ces enjeux économiques et managériaux.
OE : Quelle est la part de l’aviation dans les émissions de CO2 dans les transports ?
PC : Il y a plus d’émissions du côté des pays développés et moins chez les pays en développement mais, globalement, la statistique vérifiée par de nombreux scientifiques est que le transport aérien représente 2,1% des émissions de CO2 et 3,5% des gaz à effet de serre. Il y a un peu plus d’incertitude sur la mesure des effets hors CO2, à savoir les nuages de traînée, les oxydes d’azote, etc. c’est la raison pour laquelle on se concentre sur les émissions de CO2, car on sait mieux les mesurer. Cela ne signifie pas pour autant que les autres gaz ne comptent pas. Il est intéressant de noter que 90% des Français surestiment la part du transport aérien dans les émissions totales. Ils sont même 50% à penser que le transport aérien représente plus de 10% des émissions mondiales. On constate donc plusieurs choses : que l’avion a une très mauvaise image à l’échelle française et dans une moindre mesure à l’échelle européenne et qu’il y a une très mauvaise compréhension des émissions de CO2 associées à l’avion. Cette perception peut expliquer, entres autres causes, pourquoi le secteur aérien est sous le feu des critiques et est régulièrement mentionné dans les médias.
OE : D’où provient cette mauvaise image, selon vous ?
PC : Il existe plusieurs facteurs. Au-delà de la question environnementale, l’avion est un mode de transport que l’on associe aux plus riches. Or, ce n’est pas vrai. Une enquête de la Direction générale de l’aviation civile, parue début juin, révèle qu’entre 30% et 40% des passagers aériens sont issus des catégories socioprofessionnelles inférieures – ou « CSP – ». La composition socioprofessionnelle d’un avion est à peu près la même que celle d’un TGV. Pourtant, personne ne dit que le TGV est le mode de transport des riches. L’avion n’est pas ce mode de transport que l’on dit réservé à l’élite. Ensuite, l’avion est symbole de mondialisation, du tourisme et donc, d’une certaine forme de capitalisme. Tout le monde n’adhère pas forcément à ces concepts.
Il faut apprendre à voler mieux (…) je ne pense pas que limiter les mouvements résolve le problème.
OE : Avec le développement de classes moyennes dans certains pays émergents, est-il légitime de s’inquiéter de l’accroissement des émissions dans l’aviation ?
PC : Le transport aérien est un secteur très dynamique. La croissance économique est le facteur principal expliquant l’accroissement du trafic. Il y a une corrélation très nette. Globalement, à chaque fois que le PIB prend 1%, le secteur aérien va croître de 2%. C’est quelque chose d’assez mathématique qui s’est vérifié sur plusieurs décennies et qui a peu de chances de s’arrêter à l’échelle globale à court terme. Grands événements mis à part, comme le covid, le transport aérien voit son nombre de passagers doubler tous les 15 ans. En 2023, nous étions autour de 4,3 milliards de passagers aériens transportés. On devrait être autour de 5 milliards en 2024, sauf incident majeur. Cela signifie que dans 15 ans, à l’horizon 2039, il devrait y avoir entre 9 et 10 milliards de passagers. La majorité de ces passagers ne seront pas européens ou américains. Les marchés tels que ceux de la France, de l’Europe, des Etats-Unis connaîtront Une légère croissance, certes, mais il s’agit de marchés matures. La hausse du trafic et de la génération supplémentaire de CO2 seront assurées par les pays en développement et particulièrement l’Asie. Il est par exemple prévu, à l’horizon 2039-2040, que le marché aérien chinois soit devant celui des États-Unis.
Ce qui est notable, c’est qu’autant en Europe, on est assez pionniers sur ces questions environnementales et on s’interroge beaucoup sur comment limiter les émissions de CO2 ; autant en dehors de l’Europe que ce soit aux États-Unis ou en Asie, la question des émissions de CO2 du transport aérien est vraiment très secondaire, pour ne pas dire inexistante dans le débat public ou dans les priorités des compagnies aériennes.
OE : Quel regard, portez-vous sur les propositions radicales de personnes comme Jean-Marc Jancovici qui préconise de limiter le nombre de vol dans une vie ?
PC : L’appel à la modération est ce qui est intéressant dans ce genre de démarches. A titre individuel, je suis convaincu que l’enjeu pour le secteur aérien et pour les passagers, est non pas de voler plus, mais d’apprendre à voler mieux. C’est-à-dire prendre l’avion quand c’est nécessaire, préférer le train quand c’est plus pertinent, choisir la visio quand c’est adapté. Limiter à quatre vols dans une vie, c’est probablement une posture extrême pour faire réagir. Une fois que l’on a dit cela, je ne pense pas que limiter les mouvements résolve le problème. Comment justifier qu’un chercheur spécialiste du sida ou du cancer n’ait le droit qu’à quatre vols dans sa vie ? Il ne pourra pas partager ses avancées scientifiques avec ses collègues dans le reste du monde et cette restriction contribuera à faire mourir des millions de personnes. Ou, comment justifier qu’une personne ayant quitté son pays et vivant loin de sa famille n’ait droit qu’à quatre vols ? Elle n’aura plus le droit de voir sa grand-mère ou ses neveux. C’est compliqué.
En revanche, pénaliser l’excès est l’une des pistes envisagées. Une personne qui effectue quinze vols dans l’année, peut-être que le dixième, onzième ou quinzième vol n’a pas de raison d’être. Dans ce cas-là, il faudrait les taxer un peu plus fortement. Si ce vol est vraiment nécessaire, c’est-à-dire qu’il apporte plusieurs centaines de milliers d’euros à une entreprise, l’entreprise acceptera de payer cette taxe supplémentaire. C’est une façon de créer des incitations sans être pour autant dans l’interdiction. L’interdiction reste compliquée à justifier et à mesurer autant d’un point de vue économique que philosophique.
OE : Pourriez-vous lister les éléments générant de la pollution dans un avion. On pense au kérozène, évidemment. Y en a-t-il d’autres ?
PC : La consommation de kérozène est l’élément le plus important, effectivement. Certains vont intégrer également l’ensemble de la construction et de la fabrication de l’avion. Là, on est plus sur des émissions liées au cycle de vie d’un avion. Les constructeurs travaillent de plus en plus sur la réduction de l’empreinte en dehors de l’exploitation ; que ce soit sur la construction, ou le démantèlement, en travaillant sur le recyclage et la valorisation des pièces détachées.
OE : A quelle époque le secteur a-t-il pris conscience de la nécessité de sa décarbonation ?
PC : Depuis plusieurs décennies, le transport aérien réduit ses émissions de CO2 par passager. Les raisons n’étaient pas environnementales mais avant tout économiques. Le carburant est le premier poste de dépense d’une compagnie aérienne et représente en moyenne 30% desdites dépenses. Avionneurs, motoristes, et compagnies aériennes font tout pour réduire la consommation des avions. Par ricochet, cela permet de réduire les émissions de CO2. Donc, l’aérien était vertueux mais pour des raisons « d’égoïsme économique ». De fait, il est difficile de dire quand a eu lieu la prise de conscience. Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est que le secteur aérien est l’un des premiers, au milieu des années 2000, à établir des stratégies de réduction de ces émissions, à l’échelle du secteur. A ma connaissance, l’aérien est l’un des rares secteurs qui a des plans de transition à l’horizon 2050 et qui essaie de s’imposer ses propres contraintes et mécanismes pour y parvenir.
La décarbonation amène à repenser la forme des avions qui n’a pas changé depuis les années 1950-60.
OE : La neutralité carbone dans l’aviation d’ici 2050 est un objectif réaliste ?
PC : Tout dépend de l’horizon géographique auquel on se réfère. A l’échelle de l’Europe, les pays membres sont très engagés. La Commission européenne a fixé des objectifs ambitieux pour les compagnies aériennes qui devront payer si elles ne les atteignent pas. Mais, comme je vous l’ai dit, l’Europe n’est pas le monde. Dans les pays en forte croissance, on ne se pose pas du tout la question de la décarbonation de l’aérien. Or, on ne pourra atteindre ces objectifs que si l’ensemble des pays se mobilisent. Pour l’instant, ce n’est pas vraiment le cas.
OE : Un pays comme la Chine aura un important rôle à jouer.
PC : La décarbonation de l’aérien n’est pas dans leur radar, en l’état. Leur préoccupation du moment est de construire toujours plus d’aéroports pour pouvoir répondre à la croissance de la demande de la classe moyenne asiatique. Cela étant, il faut reconnaitre aux Chinois leur capacité à évoluer très vite quand il le faut, comme le montre leur transition des voitures thermiques aux voitures électriques. En l’espace de quelques années, ils ont réussi un revirement à 180° très rapide. Peut-être y arriveront-ils dans l’aérien.
OE : Quand on entre dans les détails des technologies permettant la décarbonation, l’hydrogène semble faire office de Deus ex machina, dans tous les secteurs. Qu’en est-il de l’aviation ?
PC : L’hydrogène est devenu un axe prioritaire dans l’aérien lors du covid en 2020, quand Airbus a été fortement incité à démarrer le programme ZEROe – pour ‘zéro émission’, qui consiste à lancer des avions à hydrogène à l’horizon 2035. Plusieurs interrogations se posent. D’abord, 2035 est un délai très court pour y parvenir. Ensuite, on se demande comment utiliser cet hydrogène. L’utilise-t-on comme carburant, sous réserve de modifier le moteur ? Ou, servira-t-il à alimenter une pile à combustible qui va alors générer de l’électricité et qui alimentera des moteurs électriques ?
Les défis ne s’arrêtent pas là. Il y a également la question de la production de l’hydrogène nécessitant de l’énergie en amont. Cette énergie devra être décarbonée pour que ce soit pertinent. En France, du fait du nucléaire, notre mix énergétique est faiblement carboné. A l’inverse, un Polonais ou un Allemand s’essayant à la production d’hydrogène utilisera des centrales électriques à charbon émettant beaucoup de CO2. Cela ne fera que déplacer le problème plus haut dans le processus. Il y a aussi l’enjeu de la distribution de l’hydrogène. Ce gaz doit être conservé sous très haute pression et à très faible température. Or, les aéroports n’ont pas les infrastructures nécessaires. Il faudra massivement investir. Peut-être que les premiers avions à hydrogène ne pourront voler que vers les rares aéroports équipés des infrastructures adéquates. Enfin, il faudra aussi que les avions eux-mêmes changent de forme. Actuellement, le kérozène est situé dans les ailes et contenu dans un réservoir plat. On ne peut pas stocker l’hydrogène sous pression à très faibles températures dans les ailes. Le réservoir se déformerait. Sous forte pression le réservoir doit être de forme sphérique ou cylindrique. Dans ce cas, il faudrait les placer ailleurs, à l’intérieur du fuselage, par exemple. Mais, où mettre les passagers, alors ? Et comment s’assure-t-on que notre avion est bien équilibré ? C’est passionnant car la décarbonation amène à repenser la forme des avions qui n’a pas vraiment changé depuis les années 1950-60.
OE : C’est une véritable révolution qu’attend le secteur. Il est dur d’imaginer des avions à l’hydrogène dans un futur proche.
PC : Il existe des prototypes d’une vingtaine ou d’une quarantaine de places qui volent. Il y a Zero Avia, en Angleterre ; le franco-américain Universal Hydrogen, qui a déjà fait voler des prototypes d’avions pour des vols régionaux. D’ailleurs, les avions à hydrogène seront, au moins dans un premier temps, destinés aux vols intérieurs. Les utiliser sur les vols long-courriers ne sera envisagé que plus tard.
OE : Existe-t-il, au-delà de l’hydrogène, d’autres technologies à l’étude ?
PC : Il y a les Sustainable Aviation Fuels (SAF), ou carburants d’aviation durable, qui émettent 80% de CO2 en moins que le kérosène. Il s’agit de la technologie principale d’où sont partis tous les modèles de transition du transport aérien. Mais deux obstacles se présentent, concernant les SAF : D’abord, les énergéticiens n’en produisent pas assez pour répondre à la demande des compagnies aériennes. Ensuite, cela coûte beaucoup plus cher que le kérozène. Résultat, c’est compliqué pour les compagnies aériennes de transitionner vers ce type de carburants. En conséquence, elles misent sur d’autres stratégies, pour l’instant. Elles essaient d’alléger leurs avions, d’améliorer la façon de piloter via l’éco-roulage, d’optimiser la trajectoire de l’appareil pour bénéficier de vents favorables et consommer ainsi moins de carburants. Elles arrivent à grapiller 5% ou 10% sur les émissions à chaque initiative et la somme de ces mesures permet de réduire significativement les émissions de carbone.
OE : Un article des Echos datant du 21 mai traitait de la difficulté pour Boeing et Airbus à renouveler leurs flottes. Une double question s’impose : pourquoi cette difficulté ? En quoi cela freine-t-il la transition dans l’aviation ?
PC : Les difficultés sont majeures dans ce domaine, et ce depuis le covid, période durant laquelle les compagnies aériennes ne volaient plus. Elles ont donc gelé les livraisons, réduisant de fait l’activité des constructeurs comme Airbus et Boeing, ainsi que de leurs fournisseurs. Ils ont dû se séparer d’une partie de leurs salariés à coups de départ anticipés à la retraite, entre autres. Lorsque l’activité a repris en 2021-2022, il a fallu relancer ces chaînes de production, or, il y a eu des problèmes de recrutement et d’attractivité. Le tout résultant en une perte de savoir-faire. En parallèle, la guerre en Ukraine a déstabilisé un ensemble de chaines logistiques et donc d’accès aux pièces et aux matières premières. Aujourd’hui, nous sommes dans un système où Airbus et Boeing essayent de remonter en cadence, mais ce sont parfois leurs fournisseurs qui n’arrivent pas à tenir le rythme.
Les conséquences sur la transition du secteur sont réelles. Actuellement, entre 15% et 20% des avions sont des avions de dernière génération. Ils consomment moins de carburant et émettent moins de CO2. En remplaçant les 80%-85% des avions restants par des avions de dernière génération, on réduirait les émissions mondiales d’à peu près 15 à 20%, ce qui est colossal. Le souci principal est que pour l’instant Airbus et Boeing ne parviennent pas à remonter en cadence. Boeing est dans une situation plus délicate qu’Airbus du fait de son plus fort degré d’externalisation.
Propos recueillis par Giovanni DJOSSOU pour Opéra Energie