Opéra Energie reçoit Vincent Tatin, ingénieur qualité nucléaire. Il nous parle de son métier et les responsabilités qui l’accompagnent, mais aussi de l’indisponibilité du parc nucléaire en 2022, des EPR2 et de la fusion entre ASN et IRSN.

Opéra Energie : En quoi consiste le métier d’ingénieur qualité dans le nucléaire ?

Vincent Tatin : Être ingénieur qualité consiste en deux choses. Empêcher les défaillances d’un produit ou d’un système et si elles arrivent, en limiter les conséquences. Dans mon métier, comme tout ingénieur, on me pose un problème avec des contraintes. Je dois trouver les solutions les plus efficaces possibles. Actuellement, je travaille dans une entreprise qui produit des vannes installées en centrales nucléaires, parfois sur le système de sûreté. Typiquement, l’une des vannes du système de sûreté a grippé lorsqu’elle a été montée. C’est-à-dire que la vanne est inopérante parce que les pièces coincent. La question qu’on se pose alors est : quelle est la vraie source du problème ? Est-ce un problème de stockage ? Est-ce un problème de livraison ? Est-ce un problème de montage chez le client ? Est-ce chez nous qu’il y a eu un problème ? Est-ce la conception qui pose un problème ? Les personnes qui mènent cette enquête sont les ingénieurs qualité.

Ensuite, on propose des solutions pour éviter la récurrence. C’est ce qu’on appelle l’amélioration continue. Un problème a toujours une récurrence donc le but est de se demander quoi faire pour que qu’il ne survienne plus. Exemple, en ce moment, nous cherchons à nous certifier auprès d’un fabricant américain, avec des codes nucléaires de conception et de production américains. Ces derniers nous demandent de démontrer la compétence de nos contrôleurs qualité, c’est-à-dire ceux qui vont effectivement prendre des mesures de dimensions sur les pièces. Pour prouver leur compétence, on doit se demander comment faire pour que cette démonstration soit traçable, visible, efficace, à la fois dans le temps et l’organisation.

OE : Ce qu’on comprend c’est qu’ingénieur qualité est un métier avec un large éventail de prérogatives ?

VT : Les métiers de la qualité font partie des métiers les plus transverses de l’industrie. Un jour on va travailler avec la livraison, un jour avec la conception, puis avec la direction, le management, etc. C’est très bien pour les personnes qui sont un peu touche-à-tout parce que les causes des problèmes sont multiples. Si les causes se trouvent dans la conception, je vais traiter avec les ingénieurs, ils vont me proposer une solution technique à déployer sur le site. S’il s’agit d’un problème de ressources humaines, peut-être qu’on n’a pas recruté les bonnes personnes, ou alors elles ont été mal formées, auquel cas on peut développer un questionnaire informatique qui, s’il n’est pas rempli, envoie un mail d’alerte au responsable de l’embauche, par exemple.

OE : C’est cette diversité des tâches qui vous plait ?

VT : Tout à fait. Pour tout dire, je suis devenu ingénieur qualité par hasard. Je suis ingénieur matériaux et mécanique de formation. Je peux prédire la fatigue d’une pièce, voir au bout de combien de temps elle va lâcher et optimiser sa conception pour qu’elle tienne le plus longtemps possible. Or, ayant effectué un apprentissage « touche-à-tout », beaucoup de gens m’ont proposé des projets différents. C’est ainsi que j’ai été assistant qualité nucléaire en apprentissage. Ils avaient besoin de quelqu’un avec zéro expérience mais dégourdi. Ma curiosité a fait le reste. Je me suis intéressé à la qualité. Les sujets variés et les challenges que constituent les problèmes posés font que j’y suis depuis cinq ans maintenant.

OE : Je crois savoir que vous êtes freelance. Est-ce qu’un ingénieur qualité est toujours indépendant ou il peut être salarié d’une entreprise ?

VT : Comme beaucoup de prestations industrielles, on fait un peu ce qu’on veut. Moi, je ne suis pas exactement freelance, je suis embauché par une société de conseil. Une société de conseil, ce n’est jamais qu’une société d’intérim mais avec plus de préparation et plus de technicité. Il y a une part plus importante de sélection, car les personnes concernées sont très qualifiées et elles répondent à des critères plus précis de la part des clients. De manière générale, le métier permet toutes les configurations : freelance, intérimaire, salarié. Cela ne dépend uniquement que de la personne. Par exemple, lors d’une gestion de crise, on va recruter beaucoup d’ingénieurs qualité en freelance, même si une entreprise a du personnel en interne.

Ingénieur qualité est un métier extrêmement industriel. Dans l’industrie, on parle souvent du triptyque « coût-qualité-délais ». Le coût et les délais sont des choses que le client voit tout de suite et qu’un commercial peut mettre en œuvre, avec retour immédiat sur sa prestation. Si vous êtes plus lent qu’un autre industriel ou plus cher, cela impacte directement la décision du client. La notion de qualité est plus perverse. Si vous achetez une voiture, selon qu’elle casse au bout de cinq ans ou quinze ans, il y aura des conséquences différentes sur les compensations du constructeur ou sur votre prochain achat. Mais on ne sait rien de tout cela au moment de la production du véhicule. Ainsi, la qualité est essentielle pour les entreprises en termes de pérennité d’activité. Tous les industriels qui existent à l’heure actuelle et qui ont une durée de vie longue, ont un service qualité pour apprendre de leurs erreurs et faire de l’amélioration continue. Sinon, ils sont sur le déclin.

le parc nucléaire vieillissant et le nouveau parc entrainent un cumul des défaillances qui vient enrailler la production d’énergie.

OE : Passons à l’indisponibilité du parc nucléaire français qui a vu, en 2022, un nombre conséquent de réacteurs se retrouver à l’arrêt, accentuant davantage une crise de l’énergie déjà sévère. Quels étaient les problèmes rencontrés alors ?

VT : Déjà, on parle de 12 réacteurs sur les 56 du parc nucléaire français. Ça fait environ 20 % de la production d’énergie nucléaire. Et ça représente environ 15 % de la production d’énergie française. Le nucléaire occupant 70 % de la part de production d’énergie française et nous plaçant d’ailleurs premiers dans le monde en termes de mix énergétique.

Deux raisons qualitatives expliquent la crise de la corrosion. Nous sommes à un moment charnier de notre plan énergie -avec toute la transition énergétique- notamment concernant le parc nucléaire. Pendant près de 60 ans, le parc nucléaire français a été opérant mais nous arrivons à une période où les réacteurs les plus anciens commencent à avoir des besoins d’expansion de durée de vie, de maintenance supplémentaire et cela crée des indisponibilités. Typiquement, vous achetez une maison, au bout d’un certain temps, il va falloir refaire la plomberie, la façade, les fenêtres, le vitrage, l’isolation, etc. Là, on est dans cette phase où il y a des dépenses qui commencent à arriver parce qu’on a un parc qui vieillit. Face à cela, on a pris des dispositions et on s’est dit que c’était le moment de relancer la filière. Sur notre territoire, nous n’avons pas beaucoup de gaz ou de pétrole, du coup, comment peut-on tirer notre épingle du jeu ? Comme on l’a fait au cours du siècle dernier : par la production nucléaire domestique. Nous sommes un pays exportateur d’électricité depuis longtemps, ce qui explique d’ailleurs que nous ayons un prix de l’électricité plus bas que chez nos voisins – en Angleterre ou en Allemagne, les prix sont bien plus élevés. Pour garder cette compétitivité-là, on se dit qu’il est temps de remplacer notre parc nucléaire qui commence à devenir vieux par des centrales plus récentes. Or, à nouveau, lorsqu’on achète une maison, les premiers mois, il y a des dommages ouvrages, des défaillances ; ou alors, quand on enfile des chaussures neuves, on peut avoir des ampoules. C’est exactement pareil avec les centrales. Les défaillances en question, c’était de la corrosion sous contrainte.

OE : Qu’est-ce que la corrosion sous contrainte ?

VT : C’est lié à des propriétés mécaniques dans l’acier inoxydable, surtout sur des coudes de canalisation où des contraintes particulières dues au formage, peuvent entrainer microfissures, oxydation, dégradation des qualités mécaniques, et autres contraintes, qui s’installent et menacent l’intégrité de la canalisation, à long terme. On parle, pour l’instant, de fissures extrêmement petites. Il s’agit de canalisations de plusieurs centimètres d’épaisseur et les fissures font quelques millimètres, au maximum. Or, comme on est dans le nucléaire, toute source d’inquiétude, toute probabilité de défaillance est prise extrêmement au sérieux, donc on arrête tout. C’est d’ailleurs l’un des gros défis économiques de la filière.

Pour résumer, à la fois le parc nucléaire vieillissant et le nouveau parc entrainent un cumul des défaillances qui vient enrailler la production d’énergie.

OE : Donc les problèmes de corrosion concernaient essentiellement les nouveaux réacteurs ?

VT : Tout à fait. Parce qu’on est passé à une production tout acier inox, précisément pour augmenter leur durée de vie. On construit des centrales qui ont une durée de vie prévue sur 65 ans, désormais. On vise le très long terme mais, le changement de matériau provoque des problèmes auxquels nous n’étions pas encore au fait. Je rappelle que les nouvelles centrales, les EPR notamment, sont des têtes de séries, donc on paie tous les pots cassés de la conception du prototype. Ce sont les premiers à être entrés en production d’énergie, il y avait tous les ajustements primaires à effectuer sur le design. Un fois le modèle bien rodé, on peut le produire en série. C’est d’ailleurs l’objectif de l’Etat avec le projet EPR2 et la remontée en puissance du programme nucléaire français.

Si on peut éviter la production d’énergies fossiles c’est bien, mais il ne faut pas que de l’éolien, pas que du solaire, pas que de l’hydroélectrique.

OE : Comment avoir un système plus robuste ?

VT : Il faut éviter les causes communes de défaillance. C’est même l’une des lois de la sûreté nucléaire. C’est une des raisons pour lesquelles je pense qu’il est primordial d’avoir plusieurs secteurs qui produisent de l’énergie, pas que du nucléaire, pas que du renouvelable. Si on peut éviter la production d’énergies fossiles c’est aussi bien, mais il ne faut pas que de l’éolien, pas que du solaire, pas que de l’hydroélectrique. C’est la combinaison de tous ces moyens-là qui fait qu’on a un système qui est robuste. On fait tout notre possible en accidentologie pour éviter de cumuler les causes qui mènent à l’accident, mais par définition c’est quelque chose d’inattendu et qui est soumis à l’aléa. Donc, pour éviter les conséquences d’un accident, rien ne vaut une séparation des moyens de production. Comme les énergies fossiles sont à exclure en totalité de notre consommation future, ça me paraît important d’avoir une technologie nucléaire maîtrisée et une technologie renouvelable maîtrisée de l’autre côté. Ainsi, le jour où l’un des deux bat de l’aile, il y a l’autre pour compenser.

OE : Justement, compte tenu de ce que vous nous avez appris, l’arrivée future des EPR2 ne peut-elle pas générer une nouvelle crise avec, à nouveaux, des contraintes sur les centrales ?

VT : Oui, mais avec des conséquences de moins en moins graves. C’est le principe même de la qualité et de l’amélioration continue. Lorsqu’on a un problème, on ne se dit pas « zut, il y a un problème, on va bricoler, on va réparer, et ça va bien tourner ». On va analyser le problème et éviter qu’il ne se produise à nouveau en changeant, par exemple, la composition des matériaux. Et lorsque le problème se représentera, on connaîtra le pattern, on saura exactement quelles conduites adopter.

OE : Quelle est la différence entre un réacteur EPR et les EPR2 qui arriveront ?

VT : Absolument rien. Le projet EPR2 est, à mon sens, un projet d’industrialisation, de lancement de la série des EPR, avec les leçons apprises des premiers EPR qui ont été construits. Maintenant, on a vu quelles étaient les défaillances primaires qui pouvaient se passer. Maintenant, on sait exactement ce qu’il faut faire pour y répondre. Avec ces considérations-là, on peut produire en série. Donc, le projet EPR2, c’est le fait de gagner en puissance sur la capacité industrielle. D’ailleurs, j’ai eu vent d’un projet dans les forges du Creusot, à côté de Chalon-sur-Saône, où ils veulent quadrupler leur production de pièces de circuits primaires au cours des prochaines années.

OE : Adressons, à présent, la question de la fusion entre l’ASN et l’IRSN qui a été entérinée le 10 avril dernier au Parlement. Pouvez-vous, déjà, nous définir ces deux entités et ce qui les différencie ?

VT : L’ASN, c’est l’Autorité de sûreté nucléaire. Quand on arrête un réacteur nucléaire, ce n’est pas EDF qui prend la décision. Pourquoi ? Parce qu’EDF, c’est l’exploitant, il vend son énergie électrique. On comprend très bien que c’est difficile pour quelqu’un qui a une planche à billets de l’arrêter lorsqu’il y a potentiellement un problème. Donc, il faut que quelqu’un d’indépendant prenne une décision pour lui. Pour éviter le conflit d’intérêt, il y a cette autorité de sûreté nucléaire, c’est un petit peu le gendarme des centrales. Il est composé d’un cortège de 5 commissaires. L’unique objectif de l’ASN est l’absence d’incident et d’accident nucléaire. C’est l’ASN qui dit : « il y a un problème, on arrête tout ». Et pour lancer un réacteur, on a besoin de son accord. Ensuite l’IRSN (l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) est chargé, lui, de fournir des informations à l’ASN. Ce sont les experts techniques qui vont venir faire des études sur le site et qui vont apporter l’aspect quantitatif. Exemple : ce sont les experts de l’IRSN qui font les relevés sur les soudures qui pourraient être défaillantes. S’il y a une suspicion, EDF va faire remonter à l’ASN qu’ils ont un problème de soudures défaillantes et demander « Est-ce qu’on peut lancer la centrale ? Quelle est l’ampleur des dégâts ? ». L’IRSN va venir sur place, faire son rapport puis, l’envoyer à l’ASN pour décision. En gros, l’ASN a un pouvoir décisionnel et exécutif, l’IRSN, c’est l’expert qui remonte les données.

OE : Compte tenu du caractère complémentaire de l’ASN et l’IRSN on entend leur fusion mais on comprend également ceux qui s’y opposent fermement, comme certains partis d’opposition ou des ONG environnementales qui redoutent une perte d’indépendance des experts ainsi qu’un manque de transparence vis-à-vis du public. Comprenez-vous ces inquiétudes ?

VT : Bien sûr. C’est un petit peu le nerf de la guerre dans toute opération qui vise à maximiser la qualité et la sécurité. Celui qui réalise une opération ne peut pas la contrôler lui-même. C’est crucial qu’il y ait indépendance des entités. D’ailleurs, c’est une valeur qui est très ancienne. L’ISO 9001, dans sa première édition, dit qu’il doit y avoir une dissociation entre le service qualité et le service production. Le directeur d’un service de production ne peut pas être le directeur du contrôle qualité afin d’éviter le conflit d’intérêt. Une fois qu’on a dit tout cela, la question à se poser est la suivante : est-ce que la fusion de l’ASN et de l’IRSN remet en question l’impartialité de l’analyse ? Ici, le contrôle est toujours dissocié de la production d’énergie. Ce n’est pas EDF qui fait un contrôle sur sa centrale. C’est bien l’organisation indépendante qui fait le contrôle et c’est bien l’ASN qui le vérifie. Donc, on ne met pas en cause l’impartialité de la décision.

C’est toujours agréable d’avoir deux points de vue sur un problème, mais il faut considérer une chose : on a une concurrence assez rude. Les Etats-Unis, la Chine, la Russie, le Japon sont très bien placés dans la production d’énergie nucléaire. Deux entités permettent un contrôle plus efficace mais avec un processus plus long. C’était le système à la française, jusqu’ici. Que je sache, on est le seul pays qui a deux entités de contrôle. En Angleterre ils ont l’ONR (Office for Nuclear Regulation) qui est l’équivalent de l’ASN et de l’IRSN en France. Aux Etats-Unis, ils ont l’NRC, (Nuclear Regulatory Commission). Et il ne me semble pas qu’en Russie ou en Chine, il en soit autrement. Donc notre système est à peu près unique et a certes ses avantages, mais nous dissocie pas mal d’éventuels concurrents économiques à grande échelle. Comme la fusion des deux organisations ne semble pas remettre en cause l’impartialité du contrôle, c’est une décision qui peut sembler sensée, malgré les avantages qu’une dissociation peut apporter. C’est d’ailleurs ce que le Parlement a estimé : les avantages de la fusion étaient supérieurs aux inconvénients.

OE : Est-ce que cette fusion va affecter votre travail ?

VT : Pas vraiment. Peut-être que ça simplifie un petit peu les échanges avec l’ASN. Il arrive occasionnellement que l’ASN fasse descendre des informations, mais en tant que fournisseur de centrales nucléaires, on a très peu de contacts avec l’IRSN. Nous avons des contacts avec eux uniquement lorsqu’il s’agit de faire des interventions en centrale.

Donc, non la fusion n’influencera pas notre travail. On aura peut-être un interlocuteur un peu différent, mais ça reste des considérations très spécifiques.

Propos recueillis par Giovanni DJOSSOU pour Opéra Energie

Giovanni Djossou, journaliste spécialisé
Giovanni Djossou
Journaliste spécialisé

Titulaire d’un Master II en journalisme, Giovanni DJOSSOU a œuvré en tant que journaliste pigiste, en presse écrite, auprès de différents journaux et magazines.
Intéressé par les questions liées à l’énergie, il a la charge de la rédaction d’articles et de brèves pour Opéra Energie.