Agriculture : le difficile défi de la décarbonation
L’agriculture, dernier grand secteur à ne pas avoir entamé sa décarbonation est mis sous pression par les objectifs intermédiaires de décarbonation, institués par l’Union européenne. Une exigence qui intervient à une heure où le monde agricole exprime sa colère partout en Europe.
11,4% des émissions en Europe
Le début de l’année 2024 a été marqué, dans toute l’Europe, par de nombreuses manifestations d’agriculteurs, sous forme de blocages de routes. Si les barrages ont été progressivement levés en France, en Belgique et en Roumanie, ils se poursuivent en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne. Parmi les raisons majeures déclenchant le mécontentement : les critères écologiques de la Politique agricole commune (PAC) jugés irréalistes et trop complexes, ainsi que la législation du Pacte vert, pas encore appliquée.
Pourtant, c’est le moment qu’a choisi la Commission européenne pour annoncer (dans le courant de la journée du 6 février) ses recommandations d’objectifs de décarbonation pour 2040. Si la décarbonation a timidement été entamée dans l’industrie, les transports, l’énergie, elle semble être au quasi-point mort dans l’agriculture. Or, l’agriculture est l’un des secteurs les plus polluants et représente 11,4% des émissions européennes totales. Par exemple, en France, l’agriculture émettait en 2022 81 millions de tonnes équivalent CO2 – soit le deuxième secteur le plus polluant après les transports, cette année-là.
Dans l’agriculture, les émissions proviennent à 67% de l’élevage, via le méthane rejeté par les ruminants et à 33% par les engrais azotés. Pour Ottmar Edenhofer, président du Conseil scientifique consultatif de l’UE sur le climat, il y a des raisons au retard du secteur dans la décarbonation : « C’est principalement faute d’incitations financières adéquates : si la PAC impose certains critères agroécologiques, elle soutient des pratiques à forte intensité d’émissions comme l’élevage ».
Concerner toute la chaine agroalimentaire
Compte tenu des raisons des émissions de l’agricultures, les objectifs de la Commission sont simples : réduire de 50% la demande d’élevage et de 60% l’usage d’engrais. Pour mener à bien cette mission, le Conseil scientifique préconise de faire payer les émissions et l’utilisation des terres et encourager une alimentation moins carnée.
Un projet jugé irréaliste et injuste par les agriculteurs qui se retrouvent à devoir supporter seuls le coût de la décarbonation. Aux Pays-Bas, la lutte contre les émissions d’azote et la réduction forcée du cheptel a provoqué une révolte violente des agriculteurs et une montée du populisme.
L’alternative serait de faire supporter ce coût par l’intégralité de la chaine agroalimentaire : « pour verdir l’agriculture dans des conditions politiquement acceptables, il faut que la contrainte porte, non uniquement sur l’agriculteur, mais sur le reste des acteurs de la chaîne agroalimentaire. Sinon tout le surcoût des bonnes pratiques serait supporté par l’agriculteur, isolé face aux transformateurs (Nestlé, Danone, Bonduelle…) et distributeurs. [Il faut] un marché du carbone pour l’industrie agroalimentaire », propose Pascal Canfin, président de la commission Environnement au Parlement européen.
Autre solution : rémunérer les exploitations pour le carbone stocké dans leurs sols ce qui permettrait d’éviter le surpâturage qui abîme les sols.
Les ONG exigent une réduction des émissions
Bruxelles, dans une étude d’impact qu’a pu se procurer l’AFP, propose de fusionner l’agriculture et les puits de carbone naturels. Mais cette stratégie a nourri quelques doutes, notamment chez les ONG : « Quand la Commission prévoit de compenser avec les forêts les émissions agricoles, c’est malheureusement trop facile, le lien n’est pas direct (…) Incendies, maladies, insectes, avec le changement climatique, on n’est pas sûr que ces forêts vont continuer à croître, à capter autant de carbone. Seule solution sûre : réduire les émissions », prévient Michael Sicaud-Clyet de WWF.
Un autre projet, celui de la bioénergie pour remplacer les carburants fossiles, est reçu par les ONG avec le même scepticisme : « C’est un fantasme. Personne n’a réussi à générer des émissions négatives en brûlant du bois. Les forêts souffrent déjà d’une politique désastreuse, elles n’ont pas besoin d’une incitation supplémentaire à l’exploitation », s’insurge Martin Pigeon de l’ONG Fern.
Sur ce sujet un équilibre doit être trouvé entre le respect de l’environnement et la protection de l’activité agricole. La décarbonation de l’agriculture n’a pas fini d’attiser l’ardeur des parties prenantes, pour les semaines, les mois et les années à venir.