« L’objectif de 15% de part modale du vélo en 2030 est ambitieux, mais on peut faire bien mieux »
Les transports représentent près d’un tier des émissions de CO2 en France, pendant que la voiture particulière est, elle, responsable de plus de la moitié (53%) des émissions du secteur. Pour inverser la tendance, le report modal reste l’une des solutions privilégiées. Baptiste Lemaître, auteur du documentaire Les roues de l’avenir et animateurs en entreprises et collectivités pour les Fresques de la mobilité à Bordeaux, nous parle du foudroyant développement de la pratique du vélo dans les grandes villes.
Opéra Energie : Vous êtes animateur pour la Fresque de la mobilité. En quoi ce poste consiste-t-il ?
Baptiste Lemaître : Les fresques sont des jeux à destination des entreprises, des collectivités et des citoyens, à visée pédagogique. La pédagogie et l’aspect ludique sont de très bons moyens pour inciter les individus à changer leurs comportements. Tous ces jeux tournent autour de la transition écologique, qu’il s’agisse de la fresque de l’alimentation, celle du développement durable ou celle du climat. Les Shifters ont créé la fresque de la mobilité. A l’aide d’un tapis de jeu et des cartes, nous essayons de montrer l’impact écologique de la mobilité en France et cherchons des solutions pour réduire cet impact.
Opéra Energie : Ce sont les entreprises qui vous contactent ?
Baptiste Lemaître : J’ai effectué une formation pour appliquer cette fresque au sein des entreprises. Mais les collectivités et les associations de citoyens nous contactent aussi.
Opéra Energie : Dans quels secteurs se trouvent essentiellement les entreprises qui font appel à vos services ?
Baptiste Lemaître : Tous les secteurs. Cela va de la très grosse entreprise à la petite start-up.
Opéra Energie : Vous êtes également l’auteur d’un documentaire Les roues de l’avenir. De quoi parle ce projet ?
Baptiste Lemaître : C’est mon activité principale, actuellement. C’est un documentaire que j’ai entamé lors de mon Master entreprenariat avec six autres personnes. Initialement, nous voulions réaliser un documentaire de 3 minutes sur la thématique du vélo à Bordeaux. Nos entretiens se sont multipliés et à la fin, nous nous sommes retrouvés avec plus de 100 heures de rush. On s’est alors dit qu’il fallait que notre enquête se fasse à l’échelle nationale. Cela a donné Les Roues de l’avenir. Un documentaire d’une heure qui montre comment le vélo peut être moteur de transition dans les villes ; que cette transition soit sociale, écologique, économique. Le tournage a commencé en 2021 et le film est sorti en salles en septembre dernier. Il est diffusé partout en France, à l’étranger également et fonctionne sous la forme de ciné-débat ; c’est-à-dire qu’on projette le documentaire, ensuite on anime un débat. Cela donne un événement de 2 heures, environ. Il est également projeté dans les associations, les entreprises et les collectivités.
Opéra Energie : Il y a une demi-douzaine d’années, lorsqu’on observait sur place comment une ville comme Amsterdam agençait la route, davantage pour les vélos que pour les voitures, on était en droit de se dire : « cela n’arrivera jamais en France ». En 2024, même si nous n’y sommes pas encore, les choses ont beaucoup bougé. Comment l’analysez-vous ?
Baptiste Lemaître : Les politiques cyclables sont longues à se développer, le temps de construire et que la demande arrive. Evidemment nous ne sommes pas à un même niveau de part modale que les Pays-Bas qui ont entamé leur politique cyclable dans les années 1970, soit il y a un demi-siècle. Malgré tout, notre changement est assez radical en France. Surtout à Paris. Nous l’avons vu directement durant les trois années où nous avons tourné pour notre film. Je trouve qu’on a un développement très fort, notamment depuis le covid. L’envie générale, après le covid, semblait être de sortir de chez soi, retrouver notre rapport à la nature. La demande pour le vélo a augmenté à ce moment-là car le vélo est un outil très adapté en zone dense, dans le cœur des villes, pour les trajets courts. Par ailleurs, les coronapistes ont aussi aidé au développement du vélo en ville.
Opéra Energie : Les coronapistes ?
Baptiste Lemaître : Ce sont des pistes plus ou moins informelles qui ont été poussées par les instances nationales et appliquées par les villes, pendant le covid. Les gens mettaient des coups de peintures sur certaines portions de routes afin de les sanctuariser pour les vélos. Il y en avait un pas mal à Lyon, d’ailleurs. L’idée était de se dire « si ça fonctionne, on les garde après le covid. Si ça ne marche pas, on les rend à la voiture ». Or, le concept a tellement bien marché que beaucoup de villes ont conservé leurs coronapistes, après la pandémie. Je disais plus tôt que les politiques cyclables se mettaient en place sur le long terme mais, parfois, les choses peuvent aller vite et c’est ce qu’on a observé avec les coronapistes.
C’est surtout lié aux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Des pays comme la France et l’Allemagne ont favorisé l’usage de la voiture, pendant que les Pays-Bas et le Danemark ont fait le choix du vélo.
Baptiste Lemaître, à propos des disparités de développement des politiques du vélo, en Europe.
Opéra Energie : Et le marché a vite répondu à l’attrait croissant des citoyens pour le vélo.
Baptiste Lemaître : Oui. C’est en grande partie grâce à l’avènement du vélo électrique. Avec le vélo mécanique, les gens dépassaient rarement un rayon de 5 kilomètres autour de leur domicile. Avec le vélo électrique, le rayon s’est agrandi pour atteindre les 15 kilomètres. Aujourd’hui, la plupart des vélos vendus sont électriques. Et, selon l’Observatoire du cycle, il s’est vendus plus de vélos que de voitures en 2021.
Opéra Energie : A-t-on des éléments de comparaisons avec nos voisins ?
Baptiste Lemaître : Le Danemark, les Pays-Bas sont les pays les plus avancés d’Europe, avec de fortes parts modales pour le vélo. On peut compter l’Allemagne aussi, malgré leur industrie automobile puissante. Pour d’autres comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal, c’est assez peu développé. Il y a peu d’infrastructures et peu de pratiquants.
Opéra Energie : A vous écouter on conclut qu’il y a clairement une dichotomie entre Europe du Nord et Europe du Sud. Peut-on expliquer cette différence par l’aspect culturel ?
Baptiste Lemaître : Je ne pense pas que ce soit culturel. C’est surtout lié aux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Des pays comme la France et l’Allemagne ont favorisé l’usage de la voiture individuelle. Malgré le choc pétrolier, ils ont cherché à protéger leur industrie automobile, alors que les Pays-Bas et le Danemark avec les contraintes de restrictions budgétaires et se sont demandé : « comment faire déplacer beaucoup de personnes, de la manière la plus rentable possible ?». Or, ces pays étaient en grandes difficultés financières donc ils ont abandonné leurs projets autoroutiers ainsi que les politiques de transports en commun, pour favoriser le vélo. Voilà pourquoi ils sont en avance sur nous, aujourd’hui. On pense que c’est culturel mais il s’agit avant tout de questions financières et budgétaires.
Opéra Energie : Revenons un instant sur le vélo électrique. Comme vous l’expliquiez, il est un facteur crucial du développement de la culture vélo. Or, l’an passé, le vice-président de l’Union Sport Cycle, Jérôme Valentin, annonçait que le prix moyen d’un vélo électrique était de 2 000€ environ en 2023, alors qu’il était de 1 000€ en 2013. N’a-t-on pas le risque de voir cette culture vélo freinée par l’inaccessibilité progressive de l’outil, pour les classes moyennes et populaires ?
Baptiste Lemaître : Selon une étude de la Fédération des Usagers de la Bicyclette, la politique cyclable coûte 30€ par jour et par habitant, ce qui est dérisoire par rapport à la politique des transports en commun ou la politique routière. Donc, sur le plan macroéconomique, c’est un moyen qui permet à tous de se déplacer de manière peu onéreuse. Quant au prix des vélos, il est dû à l’effet de rebond, lui-même lié au report modal. Les gens n’achètent plus de voitures, ils se retrouvent avec un pouvoir d’achat augmenté pour leur mobilité. Les constructeurs suivent le marché et proposent des modèles de plus en plus chers. Est-ce que cette tendance m’inquiète ? Oui et non. Non, car cette hausse permet de monter en gamme sur certains vélos et offre des produits plus sûrs et plus adaptés à une pratique intensive. Oui, car dans d’autres cas, les vélos vont coûter plus cher sans proposer une qualité supérieure. Une inflation classique, en somme. Et cela est inquiétant.
Opéra Energie : Comment massifier davantage la pratique du vélo ?
Baptiste Lemaître : Le marché de la seconde main qui se met en place permet d’avoir des vélos à des tarifs accessibles. On reste tout de même sur un outil de modalité très démocratique favorisant le déplacement de tous pour peu cher. J’aime donner ce rapport que les gens n’ont pas toujours : l’entretien d’une voiture c’est 6 000 € par an. Donc, oui un vélo peut coûter cher mais il n’y a pas d’essence à mettre dedans, il n’y pas d’entretien particulier non plus. Aussi cher que puisse être un vélo, il n’atteindra jamais les 6 000 €.
Opéra Energie : Comment jugez-vous les résultats du vélo dans les politiques globales de report modal ?
Baptiste Lemaître : Aujourd’hui, en France, la part modale du vélo est de 3%. Cela signifie que 3% des Français utilisent le vélo comme moyen principal de déplacement. A Bordeaux, nous sommes à 10% et toutes les grandes villes oscillent entre 6% et 15%. C’est bien mais nous sommes loin d’une ville comme Copenhague où la part modale du vélo tourne autour des 50%. La moitié des trajets quotidiens des Français peut être faite à vélo, donc on a un potentiel de progression très élevé, sans compter qu’on a un territoire dense où 80% des habitants vivent en ville ou dans les aires urbaines. Une chance que n’ont pas les Pays-Bas, les Etats-Unis ou l’Allemagne. Enfin, cette densité permet la mise en place d’un système multimodal, avec des trains, des bus, des tramways. Bref, la politique de report modal est en train de se solidifier. Mais avant de penser à un financement supplémentaire, il faut se mettre en ordre de marche.
Opéra Energie : Qu’entendez-vous par « se mettre en ordre de marche » ?
Baptiste Lemaître : Un plan national est voté pour la politique modale du vélo comme pour les autres moyens de transport. Mais l’application se fait à l’échelle locale. Or, si les agglomérations, les communautés de communes, les villes n’arrivent pas à se mettre en place avant de percevoir leurs subventions, elles vont mal dépenser leur argent. Se mettre en ordre de marche signifie faire appel à des cabinets de conseil qui vont réussir à établir la transition en aidant notamment aux tracés de pistes cyclables continues et cohérentes, ou encore l’établissement d’une signalétique spécifique aux vélos.
La transition écologique va de pair avec la transition sociale. La première n’aura pas lieu sans la seconde.
Opéra Energie : Quels sont les objectifs chiffrés de la part modale du vélo à courts ou moyens termes ?
Baptiste Lemaître : Il y a un objectif de 15% de part modale pour le vélo d’ici 2030. C’est ambitieux mais pas assez selon moi. On sait qu’on doit réduire notre empreinte carbone assez fortement. On sait qu’on doit restreindre le réchauffement climatique à 2 degrés à horizon 2 100. On sait également que les transports sont le secteur le plus émetteur avec près d’un tier des émissions totales. Or, comme je vous le disais, 50% des trajets peuvent se faire à vélo, dans notre pays. Donc, la capacité de décarbonation via le vélo est forte. Il faut vraiment activer notre politique cyclable dès maintenant afin d’être dans les clous pour 2030. Mais je pense qu’on peut faire bien mieux que 15%. Ce qui peut vraiment aider c’est d’arriver à connecter les aires urbaines avec le ferroviaire.
Opéra Energie : Récemment, le directeur de l’Office franco-allemand pour transition énergétique expliquait dans nos colonnes qu’au-delà des technologies et du financement, ne laisser personne de côté était la condition sine qua non de la réussite de la transition énergétique. Or, les politiques de transition des transports, telles que les ZFE* et les Crit’Air, ou l’augmentation considérable du prix des places de parking -qu’on pourrait considérer comme des mesures coercitives- ont tendance à provoquer de l’exclusion géographique et ont le potentiel de générer une discrimination sociodémographique. On pense à celles et ceux vivant en périphérie des villes, ayant besoin de leur voiture pour travailler, sans avoir les moyens de se procurer une voiture électrique. Ne prend-on pas le risque, avec ces mesures, de retourner une partie de l’opinion contre la transition énergétique ?
Baptiste Lemaître : Oui. Voilà pourquoi, selon moi, la transition énergétique va de pair avec la transition sociale. La première n’aura pas lieu sans la seconde. Les caractéristiques écologiques devraient être accompagnés de caractéristiques sociales. Les ZFE devraient en priorité concerner ceux qui ont le plus de pouvoir d’achat. Et c’est le cas avec toutes les mesures écologiques, pas seulement la voiture. Prenons, les restrictions d’eau. Elles sont prises dès le premier mètre cube d’utilisation. Or, il y a une différence entre celui qui utilise l’eau exclusivement pour la boire ou se laver et celui qui l’utilise aussi pour arroser sa pelouse ou remplir sa piscine. Idem pour la voiture. Celui qui vit en dehors de la ville et utilise sa voiture pour venir travailler, n’a pas forcément les moyens de s’acheter une voiture Crit’Air 1 à 40 000 €. Donc, les mesures coercitives sont bonnes si elles sont appliquées à des critères sociaux. Je suis persuadé aussi, que nous commettons une erreur en voulant basculer tout un parc automobile vers l’électrique. Aujourd’hui, les voitures électriques coûtent entre 30 000 € et 40 000€. Ce n’est pas possible. Il faut être plus sobre dans l’utilisation de l’électricité et avoir des voitures plus petites pour des batteries plus petites.
Une fois qu’on a dit tout cela, je pense tout de même que les mesures coercitives sont nécessaires. Je vous donne un exemple : dans les années 2 000, Alain Juppé a fait la chasse à la voiture, à Bordeaux. Il s’est mis les restaurateurs, les commerçants et tout ce qui constitue la dynamique d’une ville, à dos. Les commerces craignaient de perdre leurs clients du fait de la suppression des places de parking. En réalité, on s’est rendu compte que si le panier moyen est plus faible – car on achète moins d’articles quand on se déplace à pied- la clientèle vient consommer plus souvent et les commerces sortent gagnants. Finalement, 20 ans après, les résultats donnent raison à Alain Juppé car le centre de Bordeaux n’est pas engorgé et la ville est plus dynamique qu’avant.
[ Entreprises, associations et tout type de public peuvent organiser une projection du documentaire Les roues de l’avenir ]
*ZFE = Zones à Faibles Emissions
Propos recueillis par Giovanni DJOSSOU pour Opéra Energie